Prologue

Un peu partout dans les pays les plus riches, la jeunesse commence à se mobiliser pour exiger que les États et les grandes entreprises se décident enfin à lutter réellement contre le réchauffement climatique et contre la dégradation irréversible de l’environnement naturel. Elle a raison, c’est son avenir qui est très directement en jeu. Selon un nombre croissant de scientifiques, il nous reste à peine quelques années pour inverser les dynamiques qui gouvernent actuellement le monde et éviter le pire. Les paroles et les proclamations vertueuses jamais suivies d’effets ne suffisent décidément plus. Les atermoiements deviennent insupportables.

Dans d’autres pays, en Asie, au Maghreb ou au Moyen-Orient, la jeunesse se soulevait hier contre les tyrans ou les dictatures. Elle se soulève aujourd’hui encore au Soudan, au Chili, en Iran ou en Algérie. Sans parvenir, le plus souvent, à éviter que de nouveaux dictateurs ne succèdent aux anciens.

Ailleurs, dans les pays les plus pauvres, ou dans ceux qu’ensanglantent des guerres civiles inexpiables (ce sont fréquemment les mêmes), elle n’a d’autre solution ni d’autre espoir que l’exil.

Voilà trois jeunesses, donc, qui s’ignorent largement. Leurs combats, leurs espérances sont pourtant indissociables. Ces trois jeunesses gagneront ensemble ou elles perdront ensemble.

En 1971, John Lennon compose Imagine, qui deviendra au fil des ans l’une des chansons les plus écoutées au monde. Peu à peu, on prêtera de plus en plus attention non seulement à la mélodie, mais aux paroles (on était optimiste à l’époque) : “Imagine all the people living life in peace […] no need for greed or hunger, a brotherhood of man. Imagine all the people sharing all the world (1)…” Cinquante ans après, il devient plus urgent que jamais non seulement d’imaginer et de rêver un monde pacifié, mais de contribuer à le faire naître au plus vite. Or, même l’imaginer, simplement l’imaginer, semble difficile aujourd’hui. Essayons pourtant.

Un autre avenir ?

À quoi pourrait ressembler un tel monde ? Un monde qui ne serait pas un paradis, introuvable, un pays de cocagne, mais simplement un monde pleinement humain, un monde effectivement possible. Un monde dans lequel, comme le déclarait le président des États-Unis Franklin Roosevelt, en 1941, régneraient la liberté de parole et la liberté religieuse, et où l’on serait à l’abri du besoin et de la peur(2). C’est dans le sillage du discours de Roosevelt sur ces quatre libertés (freedom of speech, freedom of religion, freedom from want, freedom from fear) qu’une Conférence internationale du travail réunie à Philadelphie (États-Unis) le 10 mai 1944 allait fixer les objectifs généraux de l’OIT (Organisation internationale du travail) et préluder à la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948). L’article 2 de la déclaration de Philadelphie stipule : “Tous les êtres humains, quels que soient leur race, leur croyance ou leur sexe, ont le droit de poursuivre leur progrès matériel et leur développement spirituel dans la liberté et la dignité, dans la sécurité économique et avec des chances égales.”

Mais la Déclaration universelle des droits de l’homme, dite maintenant Déclaration universelle des droits humains, ne parle plus guère aux jeunes générations. Quand elles la connaissent, elles n’y voient le plus souvent qu’une rhétorique creuse, trop vite démentie par les faits. Traduisons donc en termes un peu plus concrets, et actualisons. Est‑il vraiment impossible d’imaginer un monde dans lequel le pouvoir ne reviendrait pas, trop fréquemment, à des psychopathes aidés par des réseaux criminels, avec la complicité de l’armée et de la police ? Où le pouvoir enfin conquis ne se maintiendrait pas d’abord grâce à un contrôle plus ou moins rigoureux et visible exercé sur les médias, à des arrestations arbitraires, à la corruption des juges et de l’ensemble du système politique, à la torture et au meurtre ? Un monde dans lequel tous n’échapperaient pas à la pauvreté, sans doute, mais où personne ne se retrouverait dans la misère, et où chacun(e) pourrait vivre de son travail ? Où l’extrême richesse, qui alimente les fantasmes d’une humanité augmentée, d’une surhumanité pour quelques-uns et donc d’une sous-humanité pour les autres, ne serait pas plus tolérée que la misère ? Où il n’y aurait pas de femmes ni d’hommes “en trop” ? Un monde dans lequel on continuerait à s’opposer sur ce qui fait le sens de la vie, mais sans se massacrer, et où l’on aurait oublié guerres civiles et guerres de religion ? Toutes les guerres. Un monde dans lequel les ressources et l’environnement naturels ne seraient pas systématiquement sacrifiés ou pillés au profit des grandes ou des moins grandes entreprises ? Un monde qui saurait lutter efficacement contre le réchauffement planétaire et les multiples dégradations écologiques qui s’accélèrent ? Un monde dans lequel on saurait à nouveau vivre en harmonie avec la nature ?

Ce qui est curieux, c’est que ces idéaux semblent aller de soi. Ils relèvent du bon sens le plus élémentaire. Ils expriment bien ce que nous désirons, ou croyons désirer. Pourtant, leur réalisation, même partielle, apparaît totalement hors de portée, presque inconcevable. Oui mais, au fond, pourquoi ? Y a-t‑il là un destin, une fatalité à laquelle l’humanité ne saurait échapper ?

Le basculement récent du monde

Remontons un peu dans le temps. Dans les trois décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, les principes énoncés par la déclaration de Philadelphie puis par la Déclaration universelle des droits humains ne sonnaient nullement comme des paroles creuses. Ce sont eux qui inspiraient officiellement les politiques publiques, et cette inspiration produisait des effets tout à fait concrets. Il s’agissait d’empêcher les démocraties occidentales de rebasculer dans les horreurs totalitaires – nazisme et fascisme – qui avaient déclenché la Seconde Guerre mondiale et fait des dizaines et des dizaines de millions de victimes. Il fallait également conjurer toutes les séductions encore exercées par l’autre variante du totalitarisme, le communisme qui dominait la Russie, l’Europe de l’Est, la Chine, et qui menaçait de s’étendre à nombre de pays dits alors “du Tiers Monde”.

 Avec la chute du mur de Berlin, en 1989, et l’effondrement du communisme en Russie et en Europe de l’Est, le capitalisme, dont on croyait qu’il allait de pair avec la démocratie – un capitalisme pour l’essentiel industriel et régulé –, n’a plus eu d’ennemi palpable et localisable. Jusqu’au début du xxie siècle, politologues et philosophes n’allaient plus parler que de “transition démocratique”. Tous partageaient à des degrés divers la conviction que, assez rapidement, les dictatures restantes allaient s’effondrer et que tous les pays du monde allaient adopter la formule institutionnelle qui avait si bien réussi à l’Occident : un mélange de démocratie parlementaire et de libre marché.

Mais une fois leurs ennemis disparus (et le temps du pétrole bon marché révolu), les économies capitalistes ont eu beaucoup moins besoin de prendre au sérieux les droits de l’homme et les principes démocratiques. Le capitalisme plus ou moins régulé d’après-guerre est devenu un capitalisme rentier et spéculatif qui tire désormais ses profits moins de l’industrie que de la finance spéculative. Il génère un enrichissement littéralement insensé des plus riches, des 1 %, et plus encore des 0,1 % ou des 0,1 ‰. Plus personne n’ignore qu’une quarantaine d’ultra-riches possèdent autant à eux seuls que la moitié la plus pauvre de l’humanité, soit près de 4 milliards de personnes. Autrement dit, 40 personnes comptent autant que 4 milliards ! Mais tout le monde est tellement sidéré par de tels chiffres, qui défient l’entendement, que personne ne sait quoi faire pour s’y opposer. Ce capitalisme spéculatif redistribue de moins en moins la richesse créée. S’il profite aux classes aisées ou moyennes des pays émergents, il n’empêche plus l’appauvrissement des pauvres et des classes moyennes dans les pays les plus riches.

Bien loin que la démocratie ou l’esprit des droits humains gagnent du terrain, ce sont les dictatures ou les démocraties dites “illibérales”, les “démocratures”, qui prospèrent un peu partout. Le riche Occident s’était convaincu et avait voulu faire croire qu’il allait apporter paix et prospérité au monde. Il a plutôt semé la tempête. N’ayant pas pu ou su tenir sa promesse, il voit se retourner contre lui toutes les haines suscitées par la domination coloniale, ou impériale, qu’il a exercée sur la planète pendant plusieurs siècles. Le radicalisme islamique d’Al-Qaida ou de Daech n’est que la partie la plus visible et l’expression la plus terrifiante de cette haine.

Le triomphe du néolibéralisme

Qu’est-ce qui a mal tourné ? Qu’est-ce qui explique la faillite des espérances qu’avait fait naître la fin de la Seconde Guerre mondiale ? Beaucoup de choses, beaucoup de causes enchevêtrées. Mais toutes sont polarisées par la réalité majeure de notre temps : la subordination de la planète entière et de toutes les sphères de l’existence humaine aux exigences d’un capitalisme désormais rentier et spéculatif. Le triomphe de ce nouveau type de capitalisme, à son tour, a de nombreuses causes. Mais l’une d’entre elles est aussi essentielle que mal perçue et mal comprise : la puissance des idées (lorsqu’elles sont soutenues par des personnes et des moyens concrets et qu’elles s’emparent des masses). Et, désormais, la puissance des idées néolibérales. Elle est la raison d’être de ce Manifeste du convivialisme. C’est, en effet, la puissance de l’idéologie néolibérale qui a ouvert la voie à ce capitalisme d’un nouveau type, un capitalisme à l’état pur, libéré de toutes les contraintes morales ou politiques qui l’entravaient encore jusque dans les années 1980-1990. C’est donc à cette idéologie qu’il faut être en mesure de répondre.

 Toutes les notions, tous les ismes sont sujets à de multiples discussions et définitions possibles. Cela est vrai du capitalisme (ou de l’anticapitalisme), et tout autant du néolibéralisme, qui a connu différentes phases historiques et diverses formulations. Mais le néolibéralisme actuel se laisse suffisamment caractériser par la conjugaison des six propositions ou axiomes suivants :

  • Il n’existe pas de sociétés (“There is no such thing as society”, disait Margaret Thatcher), de collectifs ou de cultures, il n’existe que des individus.
  • L’avidité, la soif du profit est une bonne chose. Greed is good.
  • Plus les riches s’enrichiront et mieux ce sera, car tous en profiteront par un effet de ruissellement (trickle-down effect).
  • Le seul mode de coordination souhaitable entre les sujets humains est le marché libre et sans entraves, et celui-ci (y compris le marché financier) s’autorégule tout seul pour le plus grand bien de tous.
  • Il n’y a pas de limites. Toujours plus, c’est nécessairement toujours mieux.
  • Il n’y a pas d’alternative (“There is no alternative”, comme le proclamait encore Margaret Thatcher).

Pour ceux, nombreux, qui douteraient de la puissance des idées et des valeurs, de la force avec laquelle elles agissent sur nos comportements, rappelons qu’aucune de ces six propositions n’était majoritairement, et de loin, tenue pour vraie ou juste entre 1944 et les années 1970-1980. En économie, la doctrine qui dominait, inspirée notamment par John Maynard Keynes, accordait un rôle important à l’État et à son action redistributrice. C’est pour en finir avec le keynésianisme, et, à travers lui, avec toutes les politiques d’orientation plus ou moins social-démocrate, qu’une trentaine de personnalités réunies en Suisse en 1947 créèrent ce qui allait s’appeler la Société du Mont-Pèlerin. Parmi elles, les économistes Friedrich von Hayek et Milton Friedman, le philosophe des sciences Karl Popper, et bien d’autres noms connus dont plusieurs futurs “prix Nobel” d’économie. Très vite soutenue par de grandes entreprises et de riches fondations, la Société du Mont-Pèlerin, toujours très active aujourd’hui, allait parvenir peu à peu à miner le consensus keynésien et à imposer une nouvelle vision du monde et de l’humanité, un nouveau mode d’intelligibilité des affaires humaines. C’est ce nouveau mode d’intelligibilité, cette nouvelle raison du monde qui exerce désormais à l’échelle planétaire ce que le philosophe Antonio Gramsci appelait l’hégémonie, la maîtrise sur les idées et les cerveaux. Une hégémonie qu’il devient urgentissime de contester en explicitant les fondements d’un nouveau type d’intelligibilité de notre temps et de notre condition. On ne pourra pas se contenter d’un retour au keynésianisme ou aux ismes du passé.

Pourquoi le convivialisme ?

Les jeunes des pays riches deviennent chaque jour plus conscients des enjeux climatiques et environnementaux, mais ils ont encore du mal à percevoir que leur sort est aussi lié à celui des jeunes qui, ailleurs, cherchent à se libérer des dictatures, ou qui se voient contraints d’émigrer. Les partis écologiques ont de plus en plus d’audience en Occident, mais le souci de préserver la nature ne constitue pas en tant que tel une politique. Il ne suffit pas à lui seul, et de loin, à répondre au néolibéralisme. Or, si nous voulons avoir une chance de faire face à la menace que la domination mondiale du capitalisme rentier et spéculatif fait planer sur l’avenir de l’humanité, nous avons absolument besoin d’une philosophie politique alternative au néolibéralisme. D’une philosophie qui ne se borne pas à dénoncer la fausseté de ses six propositions centrales, mais qui dessine effectivement les contours d’un autre monde possible, plus humain, viable, dans lequel tous, ou l’énorme majorité, puissent se reconnaître et vivre mieux en partageant le souci de sauver ce qui peut et doit encore être sauvé à la fois de notre environnement et des quatre types de liberté évoqués par Roosevelt. Pour y parvenir, il nous faut surmonter le sentiment d’impuissance que nous partageons tous.

Ce sont les contours de cet autre monde possible, d’un monde post-néolibéral, qu’esquisse ce Second manifeste du convivialisme. En 2013 paraissait le premier Manifeste du convivialisme, sous-titré Déclaration d’interdépendance(3). Son point de départ était, déjà, la certitude que ce qui manque le plus aux milliers ou aux dizaines de milliers d’associations ou de réseaux, aux dizaines ou aux centaines de millions de personnes à travers le monde qui cherchent à échapper à l’emprise du capitalisme néolibéral, ce qui les empêche de se coordonner et qui les condamne à une forme d’impuissance, c’est l’absence d’un consensus explicite et clairement partagé sur quelques valeurs ou principes centraux. C’est le manque d’une philosophie politique (largo sensu) alternative au néolibéralisme.

Que l’accord sur quelques principes centraux, sur les contours d’une philosophie politique post-néolibérale soit non seulement souhaitable mais effectivement possible, c’est ce qu’a prouvé la rédaction de ce premier manifeste, élaboré et cosigné par soixante-quatre intellectuels critiques (4) , bien connus, majoritairement francophones, issus d’un peu toutes les tendances de la gauche, et recueillant aussi la sympathie de personnes ou d’intellectuels plutôt classés au centre ou même à droite. Son idée centrale était que le triomphe du capitalisme rentier et spéculatif doit être compris comme l’aboutissement et le point culminant d’une aspiration de l’espèce humaine à la démesure. Pour s’y opposer et le dépasser, il ne suffira pas de dénoncer, rituellement et stérilement, les vilains capitalistes, il faudra s’interroger sur les ressorts de cette démesure et sur les moyens de la conjurer sans sacrifier notre aspiration à la liberté.

Pourquoi un Second manifeste du convivialisme ? Parce que le premier n’était pas suffisamment international, quoique traduit dans une dizaine de langues et ayant fait l’objet de livres et de discussions en allemand, portugais (Brésil), espagnol, italien et japonais. Or le convivialisme, philosophie de l’art de vivre ensemble, de la convivance, n’a de sens que si l’on peut s’y reconnaître dans tous les pays. Il était donc nécessaire d’élargir considérablement le cercle des auteurs et les sources d’inspiration. Et puis, sur un ensemble de points, le premier manifeste indiquait des directions qui demeurent pertinentes mais qui pouvaient sembler trop vagues, trop indéterminées au plan théorique, et insuffisamment concrètes par ailleurs. Ce second manifeste reprend la structure du premier et une partie de ce qui y était écrit, mais en l’enrichissant et en le précisant considérablement à partir des échanges menés depuis six ans déjà entre auteurs et militants associatifs sympathisants du convivialisme de tous les pays. Face à l’accélération du dérèglement climatique et à l’érosion croissante des idéaux humanistes et des principes démocratiques, il y a urgence à se mettre d’accord, à l’échelle du monde, sur les valeurs essentielles à la survie matérielle et morale de l’humanité, et sur les voies de son progrès en civilisation et en art de vivre. En toute convivialité.

Un dernier mot. Ce manifeste est le résultat d’un travail de discussion collective mené en premier lieu par des intellectuels. Des intellectuels d’un type un peu particulier. Des intellectuels ou des universitaires soucieux du bien commun et engagés dans de multiples actions collectives. Pourquoi le préciser et s’en expliquer ? Parce que les intellectuels ou les universitaires ont très fréquemment mauvaise presse. Et de plus en plus aujourd’hui. Souvent pour de bonnes raisons. On les accuse de se perdre en spéculations stériles qui n’aboutissent jamais à rien de concret, on leur reproche de ratiociner et de se croire supérieurs au reste du monde. Ce n’est certainement pas le cas de ceux qui sont réunis ici dans l’écriture de ce nouveau manifeste. Ils ne se croient en rien plus intelligents que quiconque (pas moins, non plus…). Simplement, par profession, ils ont de la mémoire et sont à ce titre bien placés pour tirer la sonnette d’alarme quand le besoin s’en fait sentir, et pour imaginer un avenir qui ne risque pas trop de retomber dans les ornières du passé. Et, aussi, ils ont l’habitude d’écrire et de travailler sur des idées, ces idées qui jouent un rôle si déterminant dans l’histoire lorsque le plus grand nombre s’en empare.

Ajoutons que, parce que tous sont par ailleurs en lien actif avec des mouvements citoyens et civiques, avec les multiples initiatives qui inventent au jour le jour des alternatives porteuses de sens et de mieux-être, ils ne se contentent pas des dénonciations stéréotypées des marchés ou du capitalisme qui n’aboutissent à rien aussi longtemps qu’elles ne nous disent pas quel autre type de société nous pouvons raisonnablement espérer pouvoir construire. Quel autre type de société nous devons donc commencer à bâtir au plus vite.

Rien n’est plus urgent en effet que d’élaborer une pensée et une intelligibilité du monde alternatives à celles que le néolibéralisme a su imposer à toute la planète. C’est bien d’une philosophie politique (au sens large du terme) que nous avons besoin, et celle-ci ne pourra pas consister en un simple retour au socialisme, au communisme, à l’anarchisme ou au libéralisme classiques. Ces grandes idéologies de la modernité ne sont plus à la hauteur des problèmes que nous avons à affronter. Elles ne nous ont rien dit, en effet, sur le rapport souhaitable des humains à une nature qui n’est clairement pas inépuisable ; rien non plus de décisif sur les rapports entre les hommes et les femmes ; et moins encore sur la bonne manière de penser la diversité des cultures.

Le temps est venu d’esquisser une avancée collective décisive dans le champ des idées. Elle ne pourra pas résulter de la simple addition des analyses développées par tel ou tel philosophe, économiste ou sociologue individuel, aussi justes puissent‑elles être. Parce qu’il ne suffira pas que ces analyses soient justes, si elles le sont, encore faudra-t‑il qu’elles soient largement crues et partagées, et si possible à l’échelle du monde. Tel est le pari de ce Second manifeste du convivialisme : se présenter comme le résultat du travail d’un intellectuel collectif. Dans ce travail qui réunit des personnalités intellectuelles ou morales mais aussi des activistes, des écrivains et des artistes, de notoriété internationale, aucun d’entre eux n’a essayé de tirer la couverture à soi en insistant sur sa petite différence (comme c’est si souvent le cas dans le champ intellectuel). Tous, au contraire, ont accepté de privilégier les idées qu’ils partagent. Sans trop forcer le trait, on peut ainsi dire que ce Second manifeste convivialiste est le manifeste d’une Internationale informelle en formation.

Une Internationale qui ne demande qu’à s’étendre pour devenir l’affaire de tous. Car c’est bien ce que vise ce Manifeste convivialiste : énoncer le plus clairement possible des idées simples et justes à hauteur des enjeux de notre temps, qui, de proche en proche, puissent déboucher sur une mutation radicale et sur des mobilisations décisives de l’opinion publique mondiale. À nos lecteurs de s’en emparer et de les faire leurs si, comme nous l’espérons, elles leur parlent (5).


(1) “Imagine tous les humains vivant leur vie en paix […] qu’il n’y ait place ni pour l’avidité ni pour la faim, une fraternité de tous les humains, partageant tous le même monde…”

(2) Certains, bien sûr, diront qu’il s’agissait d’un discours de propagande. Quoi qu’il en soit et quoi qu’on en pense, l’objectif était juste et bien formulé.

(3) Le Bord de l’eau, 2013. Ce second manifeste peut être considéré comme une déclaration d’interdépendance renforcée.

(4) Claude Alphandéry, Geneviève Ancel, Ana Maria Araujo (Uruguay), Claudine Attias-Donfut, Geneviève Azam, Akram Belkaïd (Algérie), Fabienne Brugère, Alain Caillé, Barbara Cassin, Philippe Chanial, Hervé Chaygneaud-Dupuy, Ève Chiapello, Denis Clerc, Ana M. Correa (Argentine), Thomas Coutrot, Jean-Pierre Dupuy, Francesco Fistetti (Italie), Anne-Marie Fixot, François Flahault, Jean-Baptiste de Foucauld, Christophe Fourel, François Fourquet, Philippe Frémeaux, Jean Gadrey, Vincent de Gaulejac, François Gauthier (Suisse), Sylvie Gendreau (Canada), Susan George (États-Unis), Christiane Girard (Brésil), François Gollain (Royaume-Uni), Roland Gori, Jean-Claude Guillebaud, Dick Howard (États-Unis), Marc Humbert, Eva Illouz (Israël), Ahmet Insel (Turquie), Geneviève Jacques, Florence Jany-Catrice, Zhe Ji (Chine), Hervé Kempf, Elena Lasida, Serge Latouche, Camille Laurens, Jean-Louis Laville, Jacques Lecomte, Didier Livio, Paulo Henrique Martins (Brésil), Gus Massiah, Dominique Méda, Marguerite Mendell (Canada), Pierre-Olivier Monteil, Jacqueline Morand, Edgar Morin, Chantal Mouffe (Royaume-Uni), Yann Moulier-Boutang, Osamu Nishitani (Japon), Alfredo Pena-Vega, Bernard Perret, Elena Pulcini (Italie), Ilana Silber (Israël), Roger Sue, Elvia Taracena (Mexique), Frédéric Vandenberghe (Brésil), Patrick Viveret.